En cette période estivale, nombres de vacanciers troquent leur veste tailleur pour le maillot de bain à fleurs et s’engouffrent sur les routes pour rejoindre le littoral en quête d’une pause hédoniste. Avec pas moins de 3 400 km, les côtes françaises, loin d’être monolithiques, présentent une diversité de profils tant géologique que sociologique.
Emprunté à l’italien spiaggia, signifiant « pente douce », la plage est un objet qui pendant longtemps fut seulement étudiée par le prisme de la géographie physique. Appréhendée selon leur géomorphologie, les plages sont certes définies « comme des secteurs de côtes où des sédiments, sables et galets, sont accumulés par la mer »[1]. Nonobstant, l’évolution des représentations portées sur cet objet composite a également été contingente de l’apparition de nouveaux usages et de nouveaux visages sur le rivage.
Ce sont les édiles romains, qui les premiers développèrent une certaine appétence esthétique pour les bords de mer de Méditerranée, principalement abordés comme espace de conquête politique durant l’Antiquité. Considérées comme déviante au cours du Moyen-Age, il faudra attendre le XVIIIème siècle avec la diffusion d’une conception paysagère de la nature par le courant romantique, pour que les plages deviennent des lieux aux vertus thérapeutiques très appréciées des esthètes dont les introspections généraient de douloureux maux de têtes.
Contemplatifs devant ces étendues à l’horizon infini, les aristocrates et les bourgeois les plus aisés du Nord de l’Europe affectionnaient particulièrement les bains de mer en hiver. Au fil de l’eau, l’anthropisation de ces espaces s’ancre de manière durable dans le sable, comme peuvent en témoigner certains marqueurs spatiaux à l’instar des cabines, douches, et allées de planches facilitant l’accès de ce qui jadis était un paysage déserté.
De la plage abandonnée à la plage bondée, n’en déplaise aux néo-vacanciers exaltés par l’obtention de leur premiers congés payés. En effet, la deuxième moitié du XXème siècle signera l’avènement d’une société de loisirs au sein d’une France qui se modernise, se libère tant politiquement que socialement et qui comme ce bon vieux monsieur Hulot, aime passer ces vacances à la mer. Ainsi, l’identité singulière de nos cités balnéaires a largement été façonnées au cours des Trente Glorieuses[2].
La cité phocéenne est emblématique de ces opérations d’aménagement qui ont métamorphosé les contours du littoral. Dans les années 1960, les plages du Prado ne jouissaient pas de la même popularité. Nulle envie de se baigner quand les eaux souillées de l’Huveaune, un fleuve intra-urbain, se déversent dans la mer devenue véritable égout à ciel ouvert, ou quand la route congestionnée qui borde le banc de sable étriqué de l’époque provoque un sentiment d’insécurité. Devant faire face à une croissance démographique et un étalement urbain sans précédent, Gaston Defferre, alors maire de Marseille, donne un autre cap à cette ville portuaire en réalisant « un aménagement de grande envergure n’ayant pas d’équivalent en France ni même à l’étranger ». Projet validé en conseil municipal en 1968, plusieurs années de travaux ont été nécessaires pour agrandir le banc de sable de 200 mètres de large en gardant un espace libre, sans habitations limitrophes[3]. Aménagé de manière rudimentaire avec des buttes de gazon, du gravier et quelques équipements sportifs, l’opération du parc balnéaire du Prado fut à contrecourant des constructions de marinas sur le pourtour méditerranéen dans les années 1970, qui selon la vision des ingénieurs et les urbanistes de la région, incarnent « la plage urbaine idéale »[4].
De Belle île en Mer à la Madrague, calanques pittoresques de Marseille prisées par Brigitte Bardot, les plages sont entrées dans la culture populaire et sont devenues des laboratoires de socialisation où peuvent s’expérimenter des pratiques alternatives aux normes sociales préétablies en ville. Les conduites des individus à la plage sont révélatrices des représentations que nos sociétés ont sur la territorialité et la corporéité. La possibilité qu’offre les plages de se dévêtir du carcan de la pudeur, de dévoiler son corps, expression de son identité, a été un levier déterminant dans l’émancipation des femmes dont le bikini est devenu l’étendard de leur combat. De même, alors que le teint hâlé fût longtemps associé à la classe laborieuse, les corps bronzés sont aujourd’hui érigés en canon de beauté. Le corps est alors « un marqueur de l’appropriation de l’espace et un vecteur d’affirmation d’une identité aussi bien sociale, qu’ethnique ou de genre »[5]. La posture, la manière d’agir, le paraître qui s’y organisent, font des plages le reflet de l’état intime de nos sociétés.
On y vient tôt le matin pour se baigner dans les couleurs des premières lueurs afin d’entamer sa journée l’esprit léger, on y passe plusieurs heures histoire de rentabiliser le prix de ses vacances à Saint-Tropez, ou l’on y vient en soirée pour pique-niquer devant le coucher de soleil, en famille ou entre copains. Appréhendées comme un espace public, la plage n’est plus seulement un espace géographique mais un espace approprié support d’urbanités, à l’instar de ces jeunes sautant de la corniche Kennedy et défiant les lois de la gravité pour s’élancer de leur corps incisif dans le bleu de la Méditerranée.
Ainsi, un changement symbolique de la fonction de la plage s’est opéré ces cinquante dernières années. Fréquentée en hiver comme en été, de jour comme de nuit, habillé ou dévêtu, à la recherche du bien-être physique ou psychologique, la plage est une espace en marge capable d’héberger l’imaginaire collectif.
Cette hétérotopie[6], selon l’acception donnée par Michel Foucault, est créatrice de « micro-territoires de loisirs » dont le périmètre correspond à la serviette étendue des touristes allongés rompant avec la verticalité ordinaire[7]. Les métropoles littorales du XXIe siècle aux limites de plus en plus vagues et à la croissance tentaculaire aménagent leurs plages urbaines comme des espaces publics alternatifs aux lieux centraux congestionnés. En deuxième lecture, il est possible également de concevoir les plages urbaines comme des temps publics alternatifs faisant l’éloge de la lenteur dans un monde hyperactif. Renvoyant à l’acception habermassienne de l’espace public, la présence des femmes, des enfants, des jeunes et des personnes âgées se croisant tout au long de la journée, signale une appropriation territoriale au service du vivre ensemble et de l’altérité.
[1]Vincent Coeffé, « Plage », Hypergeo, http://www.hypergeo.eu/spip.php?article662
[2] Jean Rieucau et Jérôme Lageiste, « La plage, un territoire singulier : entre hétérotopie et antimonde », Géographie et cultures [En ligne], 67 | 2008, mis en ligne le 30 décembre 2012, consulté le 01 octobre 2016. URL : http://gc.revues.org/995 ; DOI : 10.4000/gc.995
[3] http://madeinmarseille.net/13009-passe-parc-plage-prado-mer/
[4] "La plage : corps et territorialités.", EspacesTemps.net, Brèves, 27.02.2012 https://www.espacestemps.net/articles/la-plage-corps-et-territorialites/
[5] "La plage : corps et territorialités.", EspacesTemps.net, Brèves, 27.02.2012 https://www.espacestemps.net/articles/la-plage-corps-et-territorialites/
[6] https://fr.scribd.com/doc/293182686/Michel-Foucault-Heterotopies
[7] Vincent Coeffé, « Plage », Hypergeo, http://www.hypergeo.eu/spip.php?article662