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Patrimoine


Du latin Patrimonium, signifiant « héritage du père », le patrimoine désigne aujourd’hui tout un champ de pensée et d’action qui s’est détaché de sa vision juridique et familiale première au fil des siècles pour revêtir une dimension davantage collective. Le patrimoine incarne alors cette continuité entre le passé et le futur, et symbolise de manière tangible la mémoire collective d’une famille ou communauté. Selon le sociologue français Maurice Halbawchs, la mémoire est un construit social qui revêt deux dimensions. Elle est d’une part collective, résultant de souvenirs communément admis par un groupe, et historique, renvoyant au processus d’oubli qui conduit les descendants d’un groupe presque disparu à revisiter les événements passés.[1] Alors que la mémoire historique ne repose que sur le temps, la mémoire collective serait nécessairement consubstantielle de l’espace puisque étant le fait d’un groupe social sur un territoire donné. Dès lors, les patrimoines architecturaux et autres monuments symbolisent le coffre de la mémoire collective.


D’un point de vue étymologique, le terme monument provient du latin monere, « se remémorer », ce qui nous donne des clés de lecture sur la portée que l’on attribue à ces bâtiments dans nos sociétés. Les villes contemporaines sont dotées d’une épaisseur historique constituée des legs des générations antérieures. Selon Françoise Choay, la formalisation conceptuelle du monument historique apparaît vers 1420 au début de la Renaissance, alors que les ruines des constructions antiques soulèvent la question du souvenir et de la transmission de cette période faste.[2] C’est toutefois, la Révolution Française qui signera l’acte de naissance du concept de patrimoine national. Malgré des points de vue divergents entre des révolutionnaires désireux d’effacer tout symbole de l’Ancien Régime et la Convention, la conception de l’abbé Grégoire du patrimoine comme « reflet de la nation » va permettre la préservation de nombreux monuments. L’instauration de mesures de protection doit s’appréhender à travers une logique d’unification du territoire national qui ne pouvait s’établir que par une prise de conscience d’une histoire commune. D’une tradition structurante reposant sur le concept d’intérêt général, le paysage institutionnel français s’est façonné autour de l’idée que le secteur public et la gestion centralisée comme corollaire étaient une garantie pour préserver ce patrimoine et maintenir la paix sociale. L’Etat est pensé comme le gestionnaire légitime des biens patrimoniaux. Au XVIIIe siècle, s’institutionnalise alors une instrumentalisation du patrimoine architectural visant à le protéger au nom de l’intérêt général et de fait limite le droit de propriété.


L’architecte urbaniste Gustavo Giovannoni (1873-1947) fut l’un des premiers à avancer le concept de patrimoine urbain et à réintroduire « les tissus anciens dans la vie contemporaine en les intégrants dans les plans directeurs d’urbanisme et en les réservant à des usages spécifiques ».[3] En France, les prémices de cette volonté de préserver le patrimoine (architectural et urbain) se rencontrent au travers de la loi du 31 décembre 1913 relative à la protection des monuments historiques. Cette loi instaure le classement de monuments historiques qualifiés « d’intérêt public ». La loi Cornudet promulguée en 1919 entendait, quant à elle, faire respecter une certaine esthétique paysagère en ville au moyen de normes protectrices ainsi que le zonage de périmètres à patrimonialiser. Cette première loi-cadre en matière d’urbanisme affiche clairement une posture conservatrice et permet de redonner du pouvoir aux notables locaux, ces derniers faisant office de relais entre les territoires et la politique de l’Etat. Au cours du XXe siècle, la charge culturelle et symbolique que l’on attribue au bâti historique, signe une rupture fondamentale avec la conception d’un patrimoine « chef-d’œuvre » confiné au creux des cloisons d’un musée. Ainsi, le patrimoine apparaît-il comme un concept évolutif, tant dans sa dimension spatiale que dans sa dimension temporelle, entrant en résonance avec le champ de l’aménagement. La modernité des Trente Glorieuses, emprunt des préceptes fonctionnalistes énoncés par la Charte d’Athènes, reposait, entre autres, sur le principe de tabula rasa où l’existant considéré comme déviant devait être traité à coup de « rénovation bulldozer ».


Durant les années 1950, les pouvoirs politiques affichaient une logique curative des centres anciens dégradés et insalubres, laissant de côté la dimension identitaire et sociale du patrimoine. Le patrimoine relève de choix politiques qui peuvent être source de cristallisation des conflits entre les tenants d’un patrimoine dont l’authenticité serait à conserver, et les tenants d’un patrimoine intégré dans la modernité. Il faudra attendre la loi Malraux du 4 août 1962 pour que les pouvoirs publics s’intéressent aux centres anciens pourvus « d’un caractère historique, esthétique ou de nature à justifier la conservation, la restauration, et la mise en valeur de tout ou partie d’un ensemble d’immeubles » (art. L.313-1 du Code de l’urbanisme) et décident de les inscrire au sein d’un secteur sauvegardé. Cette loi marque une transition importante entre deux manières de percevoir le patrimoine, à savoir le monument historique reconnu pour sa valeur esthétique et architecturale, mais qui ne tient pas compte de son assise territoriale ; et le patrimoine urbain prenant davantage compte de l’environnement spatial, des cadres de vie, de l’urbanité de ces bâtis que l’on souhaite protéger. Cependant, l’utilisation qui sera faite des secteurs sauvegardés, régis non pas par le Plan local d’urbanisme (PLU) mais par les Plans de sauvegarde et de mise en valeur (PSMV), restera empreinte de la politique du zonage caractéristique de l’administration centrale.


Au début des années 1980, dans un contexte de décentralisation et de crise du marché de l’immobilier, le désenchantement de l’urbanisme fonctionnaliste donne lieu à un changement de paradigme en matière d’aménagement. Dorénavant, le triptyque rénovation­-restauration-réhabilitation accompagne les politiques du patrimoine. En effet, les mutations sociétales (culturelles, économiques, politiques, technologiques) et institutionnelles qui se produisent à la fin du XXe siècle, catalysent une prise de conscience sur l’importance de préserver et remettre en l’état l’existant. La loi du 8 janvier 1993 signe également une avancée en termes de prise en compte de la dimension paysagère et du cadre de vie en créant les Zones de protection du patrimoine architectural, urbain et paysager (ZPPAUP). Ce dispositif vient renforcer la responsabilité des communes, compétentes en matière d’urbanisme sur leur territoire.


Avec plus de quarante mille monuments et huit mille sites inscrits et classés, ainsi que plusieurs centaines de ZPPAUP aujourd’hui, les dynamiques qui se jouent derrière le champ patrimonial tendent à considérer le patrimoine comme un « instrument de légitimation territoriale » [4].



Au croisement des politiques urbaines liées à la culture, au tourisme et à l’aménagement urbain, le patrimoine incarne ainsi depuis quelques décennies, un renouvellement des modes de faire la ville par la continuité qu’il opère entre ce qui était hier et ce qui sera demain. Le champ patrimonial nécessite pour les collectivités de se doter d’outils leur permettant de se parer contre l’écueil d’une muséification, tout en assurant la transmission des acquis. L’aménagement urbain tel que pratiqué au XXIe siècle met en lumière le caractère dialogique de la relation du patrimoine avec le tourisme. Participant au processus de construction d’un territoire, ces deux champs d’intervention ont adopté une posture économique qui soulève la question de savoir à qui est permise l’accessibilité des lieux mis en lumière.

[1] HALBWACHS, Maurice, La mémoire collective, Presses Universitaires de France, Paris, 1950

[2] CHOAY, Françoise, L’Allégorie du patrimoine, Paris, Seuil, 1992

[3] CHOAY, Françoise, L’Allégorie du patrimoine, Paris, Seuil, 1992

[4] TOMAS, François, « Le temporalités du patrimoine et de l’aménagement urbain », Revue Géocarrefour, vol. 79/3, 2004

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